mardi 3 février 2009

Bon-papa - Partie 1

Bon-papa

Les routes de Virginie m’ont toujours donné la nausée. Recroquevillée sur la banquette arrière, j’essaie d’étouffer la mutinerie de mes intestins. Peine perdue. Mon père avale les courbes serrées des vallons d’une alarmante nonchalance, me donnant des haut-le-cœur à chaque virage. Une main sur le volant, il entrouvre sa vitre de l’autre. Il va encore s’en griller une. Quand j’étais jeune, les temps étant ce qu’ils étaient, il ne lui venait même pas à l’idée d’aérer la voiture. Maintenant, c’est différent. La fumée secondaire tue. Le nez plongé dans le tissu rêche du siège, j’ai la tête saturée de ces relents âcres que le temps a figés entre les fibres synthétiques et je sens la voiture piquer vers le bas et mon cœur remonter le long de mon œsophage. La fumée secondaire tue, soit. Mais les routes de Virginie aussi. Elles serpentent, s’entremêlent, s’étranglent et ne dévoilent leur jeu qu’au dernier moment. On ne peut savoir s’il faudra virer à droite ou alors continuer légèrement vers la gauche ou si la route prendra fin, mon père n’ayant pu retenir les pneus de déraper vers le prochain fossé, si l’issue du voyage sera, telle que prévue, l’arrivée chez mes grands-parents. Ou la collision sanglante de ma tête contre le pare-brise. On ne peut jamais savoir. Mais les roues se réalignent, l’horizontal reprend le dessus, mon père jette son mégot d’un claquement d’ongle. La collision ne viendra pas.

Je relève la tête et me calme à la froideur de la fenêtre. Les troncs d’arbres passent et se ressemblent et derrière la forêt dense bordant la route se dévoilent en architectures audacieuses les majestueux domaines qui ont bercé mes fantaisies d’enfant. J’aimais alors imaginer qui, d’un haut fonctionnaire d’état ou d’un obscur prince d’Arabie, possédait celle-ci, réplique parfaite de la Maison Blanche, ou alors celle-là, tirée, me semblait-il, des Mille et une nuits. Dans la lumière fade de décembre, elles me paraissent aujourd’hui creuses et maussades, véritables mémoriaux à la grandeur des ambitions américaines.

La voiture fait une légère embardée vers la droite. Mon père n’a pas vu la jeep qui venait en sens inverse, dans le virage. La main de ma mère se crispe sur l’accoudoir, sa mâchoire se serre. Elle ne dira rien. Nous venons d’esquiver une pénible engueulade, et étrangement je n’en suis pas soulagée. Au moins, lorsque leurs voix éclataient encore, je les sentais vivre. J’aurais préféré que ma mère enterre mon père sous sa critique fielleuse, qu’elle lui reproche sa conduite et toutes ses contraventions ultérieures, que mon père accélère pour la provoquer, qu’il menace de tous nous jeter contre le prochain tronc d’arbre au commentaire suivant. J’aurais préféré qu’ils fassent rejaillir les vieilles querelles, qu’elle lui marmonne sournoisement ces insultes qu’elle lui marmonnait déjà quand, petite, je collais mon oreille au plancher de ma chambre pour les écouter se déchirer au salon, qu’il lui crie les mêmes accusations qu’il lui criait systématiquement à l’heure des repas, avant. J’aurais préféré que la jeep nous percute. Que la tôle se froisse. Que nos cous se brisent. Que nos regards se figent. N’importe quoi plutôt que ce silence. N’importe quoi plutôt que de les sentir déjà morts.

Le crissement du gravier sous les roues réveille mon petit frère assoupi à mes côtés. À douze ans, il parvient encore à dormir calmement et à faire abstraction de la tension s’accumulant en crescendo au long des dix heures de huis clos qu’il faut pour aller de Montréal à Washington. Il ne rêve que des cadeaux à l’arrivée, des bandes-dessinées d’un autre temps enfouies dans l’ancienne armoire de l’oncle Paul, celles qu’on pourra feuilleter jusqu’à l’extinction des feux. Du grand jardin aux pruches sentinelles, des parties de cartes sur la table à café après le dessert. Alors quand le gravier crisse, il ouvre de grands yeux, excité. Il ne pense plus aux coups de poing dans le mur, aux bleus sur l’avant-bras, aux valises dans le couloir. Seule compte la présence au bout de l’allée, la silhouette de notre grand-mère qui veille, vigie inébranlable en faction aux côtés des longues colonnes de la maison. Au fur et à mesure que la voiture rejoint le porche familial, je sens les quelques parcelles d’inquiétude restant au creux de ses rides s’atténuer. Elle se tient debout, le dos un peu bossu, ses cheveux blancs parmi la blancheur des colonnes. Même le plus grand cataclysme familial ne pourrait m’enlever la quiétude que m’apporte la vision de ma chétive grand-mère croissant graduellement dans mon champ de vision, de plus en plus belle, de plus en plus importante, jusqu’à prendre toute la place, plus grande les colonnes, plus grande encore que les pruches. Être femme, c’est être ma grand-mère.

Mon père coupe le contact. Un à un, engourdis par le long trajet, nous extirpons nos membres endoloris du véhicule et, un à un, nous avons droit aux embrassades sonores de ma grand-mère. Michel, ils sont là! Sa voix fuse dans le calme du voisinage, mais je ne devine pas mon grand-père, en retrait dans l’ombre du hall d’entrée, les mains dans le dos, attendant que nous allions l’embrasser. Comme il le fait toujours. J’aperçois seulement le rideau du salon s’écarter légèrement. Il est là, il guette. Mais il ne s’est pas levé au son du gravier sous les roues. Comme il le faisait toujours.

Les valises rentrées, nous nous installons au salon. Des bras puissant me saisissent. Mon grand-père m’enlace et m’étouffe de toute sa puissance d’homme, inaltérée malgré les années. Le nez écrasé contre son col de chemise, je voudrais me convaincre que rien n’a changé. Qu’il est exactement comme je l’ai laissé il y a un an, trois ou quatre tâches de vieillesse en plus. Mais quelque chose cloche, quelque chose qui me prend à la gorge. L’odeur de son savon ne m’enveloppe plus. Il sent les relents d’eau de Cologne, les cheveux négligés. La peau flétrie. Mon grand-père sent la vieillesse. Elle lui colle aux habits, elle est derrière ses oreille, jusque sous son jonc de mariage. Elle a attaqué. Et maintenant, elle le gruge lentement, logeant sa traître odeur dans chacun de ses pores. Je m’écarte. Il en a même oublié de tailler sa moustache.

Je fais mine de m’intéresser aux valises et me dépêche d’en amener le plus possible aux chambres. Plantée au milieu de l’ancienne chambre de mon oncle Paul, je me laisse dériver. Même si chaque bibelot, chaque fissure de cette pièce me sont familiers, j'ai l'impression de la comprendre pour la première fois. Les murs sont tapissés de photographies de mon oncle, jeune. Il joue au tennis, discute avec ses compagnons de collège, déjeune sur la terrasse, enterre ma mère dans le sable. Il est beau, insolent d’insouciance comme on l’est à dix-huit ans. Le jeune Paul trône dans sa chambre d'adolescent, omniprésent. Mais aucune place pour l’adulte. Le Paul adulte n’existe pas. Il est mort avant même que je ne sois qu’une vague idée dans la tête de mes parents. Un accident de voiture. Parce que les routes de Virginie tuent.

Qui êtes-vous ?

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On pourrait se dire: à quoi bon continuer, la courbe ne rejoindra jamais l'axe. Moi je dis: on s'en fout. Alors, faute de mieux, je tends vers.