lundi 16 novembre 2009

Septembre 64

Elle colle sa main à la fenêtre. Le froid lui chatouille l’intérieur de la paume. Dehors, les sapins défilent tellement vite qu’ils se fondent en une palissade verte, scindant éternellement le ciel de la terre. C’est dimanche. Sa main se décolle, la moiteur de sa paume reste inscrite sur la vitre en de multiples sillons. La voiture fait une légère embardée sur la droite, sa sœur lui enfonce son coude dans l’abdomen. Surprise par la douleur, elle cligne des yeux. Et déjà, les sillons ne sont plus là et elle commence à avoir besoin d’aller aux toilettes. Elle fixe l’arrière de la tête de son père, son oreille gauche écarlate par le soleil d’après-midi qui la transperce. Si elle parle de son envie, elle verra la tête s’incliner légèrement sur la gauche, faisant passer le soleil de son oreille au côté de sa tempe, puis il dira son prénom, de sa voix grave qui lui serre toujours un peu l’estomac, et lui intimera de se taire et de se contenir jusqu’à l’arrivée. Sa mère tournera légèrement le cou vers lui et elle laissera flotter dans son œil gauche un léger regard de reproche, destinée tant à l’un qu’à l’autre. Mais Paul, assis en plein milieu de la banquette arrière, se mettra à pleurer en disant qu’il doit, lui aussi, y aller. Son frère ainé, assis à sa droite, lui serrera très fort le genou en lui grommelant de se la fermer. Malgré cela, les yeux humides, Paul mordra sa lèvre inférieure, posera ses petites mains sur son entrejambes et gémira que c’est urgent. Leur mère se retournera complètement, la fixera furieusement, puis dira doucement à Paul d’être patient, que la maison n’est plus loin. Alors elle ne dit rien. Elle croise les jambes, faisant des plis dans le tissu plissé de sa jupe. Elle attendra. Elle cale sa tête entre la baquette et la portière, et colle sa main à la fenêtre.

mercredi 11 novembre 2009

Novembre 56

La femme pleure doucement. Ses cheveux bouclés lui collent salement aux tempes et la sueur acide de son front se mêle aux larmes. Il fait une chaleur infernale dans la chambre d’hôpital de Leopoldville. La femme inspire. À chacune de ses grossesses, une fois l’enfant mené à la pouponnière, c’est la même chose. Des larmes lui viennent et l’emportent pendant de longues minutes. La femme s’y abandonne et s’y berce, sans comprendre. La voix de son conjoint qui filtre de sous la porte se perd dans le bruit de la capitale. Une chambre donnant sur le jardin zoologique aurait été beaucoup plus calme, mais elles étaient toutes prises. Il eut beau menacer, fulminer que c’était inacceptable vu leur position, aucune chambre ne s’est libérée. Il doit être en train de téléphoner au pays pour annoncer la naissance de la petite troisième. Les sanglots s’espacent. La femme somnole. Toute cette chaleur l’épuise. Les longs après-midi pluvieux de Bruxelles lui manquent. Ses enfants ne connaissent que cette éternelle poussière qui se glisse au plus profond de la gorge, jusqu’au creux des côtes. Mais elle, elle connaitra autre chose. La femme l’amènera à la Mer du Nord, et elle connaitra alors cette eau glacée qui brûle les pieds. Elle mangera une gaufre le dimanche midi en laissant tomber de la confiture sur son nouveau pull. La femme la réprimandera en la menaçant de ne plus jamais lui en tricoter. Elle ira voir Saint-Nicolas, un peu effrayée par sa longue barbe et sa mitre dorée. Elle ne sera pas une enfant du vent brûlant et des sauterelles obsédantes. Elle sera l’enfant des hautes marées et du vent du nord. La porte s’entrebâille. Il jette un coup d’œil à sa femme, endormie dans la lumière tamisée des rideaux. Lentement, il ferme la porte. Dehors, le soleil est au zénith.

samedi 7 novembre 2009

Août 71

Le vent se lève dans les grands hêtres. Les feuilles crissent, ragent puis hurlent. L’orage n’est pas loin. Personne n’est encore revenu de la plage, elle est seule au chalet. Ils ne tarderont pas. Bientôt les maitres-nageurs siffleront, interdisant l’accès aux vagues. Ils veilleront quelques instants, puis tireront leur chaise loin sur le sable sec, près du boardwalk, pour qu’elle ne soit pas prise par les hautes marées de tempête. Les parasols seront rabattus, les chaises pliées, les planches secouées. En royaumes désertés, les vestiges de châteaux de sable scanderont le relief de la plage, jusqu’à ce que la pluie ait raison d’eux. Assise en indien sur le sol, elle tourne rêveusement les pages du plus récent catalogue de tricot de sa mère. Le tapis du salon frotte sur ses cuisses nues à chaque fois qu’elle remue. Bientôt elle entendra leurs pneus de vélo sur la pierraille blanche du chemin. Paul rentrera, énervé, lui racontant les vagues qu’elle aura ratées, les tonneaux jusqu’au rivage, du sable au fond de la gorge et du sel plein les yeux. Il paradera l’éraflure qu’un rocher égaré lui aura faite le long du flanc. Elle hésite. Elle doit se choisir un modèle de pull pour Noël, mais elle se trouve trop vieille pour ces tricots fantaisistes. Elle préfèrerait porter de jolis cardigans aux mailles minuscules. À travers les branches agitées, des éclats de ciel percent. La lumière est jaunâtre, presque teintée d’ocre. Une lumière de tornade, comme dirait son père. Elle sent le sol frémir. Les pilotis sur lesquels est perché le chalet vibrent sous les bourrasques. Elle referme le catalogue. Bientôt, ils seront là. Elle se couche se le dos. Encerclée de leurs cimes, elle se laisser vaciller auprès des grands hêtres.

dimanche 1 novembre 2009

Novembre 77

Le train a quitté la gare. Le croissant avalé en vitesse au bord du cœur, elle cale sa tête entre le siège et la fenêtre. Les perles de neige fondue luisent dans ses cheveux et gouttent jusqu’à ses genoux. Dans sa main droite, une photo polaroïd finit de sécher. La photo est ratée. Le gris verdâtre du mur et des plafonds de la gare occupe presque l’entièreté du cliché. Seule tache blanche dans le coin supérieur droit, son visage à lui, minuscule et flou. L’appartement lui manque déjà. Le vieux piano blanc, l’ampoule nue au-dessus du lutrin, sa vieille guitare qui traine. L’odeur écœurante qu’a son pull mouillé quand il revient après avoir été acheter des croissants à la boulangerie turque du bas sans prendre la peine de mettre un manteau et que Montréal neige comme elle sait neiger. Elle retourne la photo. Elle a trop attendu avant d’appuyer. L’escalier roulant l’avait déjà emporté et n’a laissé que son visage. Au verso, elle inscrit la date au crayon de plomb, les paroles de Brel en tête. Il disparaît bouffé par l’escalier et elle, elle reste là, le cœur en croix. Elle se met à hurler. Les yeux fermés. La bouche aussi. Elle ne veut plus de ces allers-retours en train. Jeter tout par la fenêtre et laisser le passage régulier des wagons déchiqueter tout contre les rails. Puis y retourner, se blottir contre lui pour écouter le robinet fuir toute la journée. Et se perdre sous les polaroïds de leurs deux corps en croix.

Qui êtes-vous ?

Ma photo
On pourrait se dire: à quoi bon continuer, la courbe ne rejoindra jamais l'axe. Moi je dis: on s'en fout. Alors, faute de mieux, je tends vers.