mercredi 28 janvier 2009

Bon-papa - Partie 2

Je dois m’asseoir. J’étouffe dans cette maison où la vieillesse latente se conjugue à la jeunesse embaumée. Et tout ceci si impudiquement. Les murs, les meubles, les tableaux ne sont que les suaires des gens ayant traversé la vie de mes grands-parents, héritage d’une époque où tout n’était que vigueur et éternité. Ce tableau d’un grand oncle peintre résistant durant la Deuxième Guerre mondiale, ce buste en mémoire de mon arrière-grand-père, ce secrétaire d’une amie d’enfance. Les innombrables photos de Paul. Tous décédés. Et entre ces reliques se meuvent mes grands-parents, déjà enterrés. La maison, qui a toujours été pour moi l’histoire d’une autre époque à découvrir, une époque à m’approprier, ce soir me semble éteinte. Comme si je violais un sanctuaire familial.

La voix de mon petit frère me secoue. Il se demande ce que je fais assise sur le lit à caresser un vieil ours en peluche alors qu’il y a des cartes et du chocolat au salon. Pourquoi résister à une telle logique? Je me lève, le rejoins et, l’empoignant par le cou, lui colle un baiser mouillé sur la joue, ce qui le fait fuir à grand bruit dans le couloir, hurlant que je suis horriblement dégoûtante. J’avale une grande bouffée d’air et lui emboîte le pas.

Au salon, l’atmosphère est calme. Personne n’a eu vent de la tempête qui, moi, m’a prise au dépourvu. La lumière tamisée accentue le beige et le brun des sofas inchangés depuis trente ans. Ils sont si vieux et si mous que ma grand-mère a de plus en plus de difficulté à s’en extirper. À chaque fois, elle doit se donner un élan pour que ses courtes jambes puissent rejoindre le sol, parvenant tant bien que mal à récupérer son équilibre. Seule ma mère, qui a trouvé retraite dans la buanderie, manque au tableau. Je l’imagine, ensevelie dans les effluves de lessive et de vapeur, en train de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle doit avoir remarqué, elle aussi. Peut-être est-elle en proie au même trouble que moi. Les mains plongées dans les vêtements sales de ses parents, peut-être ressent-elle un étrange amalgame de dégoût et de compassion en comprenant que c’est elle, à présent, la plus forte. À quel moment tout ceci a-t-il dérapé? Quand son père a-t-il cessé de représenter l’ultime figure d’autorité, de connaissances professorales? Quand les épaules de sa mère ont-elles commencé à se courber vers l’intérieur? Quand la maison immuable de sa jeunesse s’est-elle laissé lentement transformer en sanctuaire?

L’eau cesse de couler. Ma mère émerge de la buanderie et nos regards se croisent. Nous savons ce que nous partageons, ce soir. Mais nous n’en parlerons pas, puisque nous ne nous parlons plus depuis des années. Elle m’a perdue au moment où j’ai compris qu’elle ne serait jamais heureuse. Avec ou sans mon père, cela ne changerait rien. De comprendre qu’elle aimait sa vie ainsi, qu’elle avait fait des engueulades, des mots haineux et de sa solitude son quotidien m’a pétrifié. J’avais douze ans. Abandonner ma mère à son malheur volontaire fut une des décisions la plus ardue de ma vie. Et toutes ces déceptions remontent dans nos regards échangés à travers le couloir. À l’autre extrémité du salon, j’entends mon frère m’appeler pour que je vienne jouer une partie de Rami autour de la table à café avec notre grand-père. Les yeux toujours plantés dans ceux de ma mère, je décèle une faible lueur de consentement à travers la fatigue de son regard. Sans un mot, elle me tourne le dos et repasse la porte battante de la buanderie.

À la dérobée, je détaille mon grand-père. J’en serais sûrement tombée amoureuse si je l’avais rencontré il y a soixante ans. Ce regard perçant, ce large front intelligent et fier, sa moustache carrée, maintenant poivre et sel, qu’il n’a jamais rasé. Il est beau. Je place silencieusement mes cartes pendant que lui, encouragé par la monotonie du jeu, se met doucement à nous parler de sa jeunesse. Il nous raconte son père mort dans la maison familiale à Bruxelles, terrassé par une crise cardiaque au milieu de la cuisine alors qu’il n’avait que quinze ans; sa première rencontre avec notre grand-mère à la soirée dansante de la ville; sa mère, morte trop jeune de tuberculose. Il nous explique la guerre, les années passées au Congo, la reconnaissance par le Sénat américain et le déménagement de la Belgique à la prometteuse Amérique. Des pans entiers de ma généalogie que je pensais connaître comme les paroles d’une comptine, mais qui m’échappent pourtant en cette nuit d’hiver. Auparavant, j’écoutais ces histoires d’une oreille distraite, me disant qu’elles allaient inévitablement être répétées le jour suivant. Mais ce soir, une angoisse sourde dans la poitrine, j’ai besoin de me les graver directement dans la peau. Mon grand-père a vieilli. Je ne peux plus le nier. Il s’étouffe dans ses souvenirs et ses reliques. Et j’ai soudainement peur. Une peur froide et originelle. J’ai peur de la mort de mon grand-père comme on a peur de l’extinction de sa propre mémoire.

La soirée a filé. Ma grand-mère, en s’élançant hors du fauteuil, clame qu’il est tard et que la partie sera remise à demain. Bises, bonsoir et à demain. Tout le monde rejoint ses quartiers. Mon frère et moi nous dirigeons vers la chambre de l’oncle Paul. Je prends soin de m’enfouir sous les couvertures sans jeter le moindre coup d’œil aux murs. Je ne gronde même pas mon compagnon de chambre qui triche avec sa lampe de chevet en lisant un Tintin. Je suis trop abrutie.

Le lendemain, il fait un temps radieux. L’hiver en Virginie est indéfinissable. Une année, le sol est complètement gelé, et la suivante nous prenons un bain de soleil à Noël. Je monte pour le petit-déjeuner. Les immenses fenêtres de la cuisine donnant sur le grand jardin de la propriété inondent la pièce de la crue lumière matinale. Au loin, de nombreuses pensées percent insolemment entre les racines des pruches. La neige montréalaise me paraît à des années-lumière. Autour de la table, toute la famille déjeune, sauf mon grand-père. Il peaufine probablement sa toilette matinale. L’odeur de la veille me revient. Je réprime un frisson, mais me rassure en me disant naïvement que la vieillesse ne peut survivre à une aussi belle matinée. Au bout de la table, mon père a le visage fripé. Il a dû encore dormir sur le fauteuil. Tant pis. Je replonge mon regard dans la cime des grands arbres. J’entends alors ma grand-mère pousser un cri de surprise suivit des exclamations de toute la tablée. Je me retourne. Dans le cadre de porte, je vois mon grand-père, debout, dans son peignoir bleu élimé, les bras ballants.

Il a rasé sa moustache.

Ce n’est plus mon grand-père qui se tient debout devant moi, vulnérable. C’est Paul. C’est mon oncle Paul, s’il avait eu un jour quatre-vingts ans. Si les routes de Virginie ne tuaient pas.

dimanche 18 janvier 2009

Sans titre

ramons vers le continent sauvage
où les omoplates en socs
plantées dans le sol
les assauts de nos corps
impies
saigneront la terre

Vingt-trois heures

Tu es là. Dans la lumière de chevet à me dire que le monde est trop grand pour toi. La couverture me râpe le menton. Mes mains moites collent contre la peau pliée de mes genoux. J’aimerais bouger, mais je crains qu’au moindre mouvement de draps, tu t’effrites. Que tu te consumes dans l’éclairage orangé. Alors, immobile, j’ai le réconfort enroué. Tu es là. À l’autre bout de la chambre, blotti sous l’alcôve comme si elle pouvait empêcher l’univers de s’effondrer sur toi. En bas, le chef de gare donne trois coups de sifflet. Le train en direction de Paris de vingt-trois heures va partir. Pendant que toi. Tu es là. À me dire que le monde te trouve laid.

Qui êtes-vous ?

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On pourrait se dire: à quoi bon continuer, la courbe ne rejoindra jamais l'axe. Moi je dis: on s'en fout. Alors, faute de mieux, je tends vers.